Nicolas Trifon. A Trieste, sur les traces des Cici, Istroroumains et autres Vlas
Data: Tuesday, April 04 @ 12:01:24 CEST
Topic: Etnografie


A Trieste, sur les traces des Cici, Istroroumains et autres Vlassi par Nicolas Trifon

Peu nombreux, quelques milliers à la fin du XIXe siècle, les Istroroumains ne sont plus que quelques centaines aujourd’hui dont une partie seulement parlent encore leur langue, de plus en plus mélangée au croate dans le champ lexical. L’accélération de l’exode rural et l’émigration à outrance, surtout vers les Etats-Unis, semblent la principale cause de ce phénomène. Leur présence dans la Ciceria - pour reprendre le mot utilisé par les Italiens pour désigner la région particulièrement aride où ils habitent encore de nos jours - est signalée dès le lendemain des grandes épidémies de peste qui ont frappée l’Istrie au XVe siècle.


« Les Tsintsares ou Aroumains et les Cici ou Istroroumains : mystère ou partie intégrante de l’Europe ? », tel était l’intitulé, compliqué comme toute chose dans les Balkans, de la Journée d’études organisée par l’Université de Trieste le 10 mars. Le premier terme est utilisé surtout en serbe et en croate tandis que celui de Cici (prononcez Tchitchi) n’est employé qu’en Istrie croate et dans la région de Trieste pour désigner une population dont les origines et le comportement intriguent depuis longtemps les autres habitants en raison notamment de leur langue...
La langue des Cici, qui se situe quelque part entre l’aroumain et le roumain, passionne depuis plus d’un siècle les linguistes, surtout roumains, qui l’ont appelée istroroumain. En dehors de la Roumanie, ce glossonyme savant, utilisé parfois aussi comme ethnonyme, est répandu surtout chez les spécialistes. Pour l’aroumain, ont parlé Lila Cona, venue de Belgrade, et moi, de Paris, tandis que la situation actuelle de l’autre « langue en péril » a été traitée par Zvjezdana Vrzic, de l’université de Rijeka, qui a coordonné plusieurs projets mis en œuvre par l’administration croate en rapport avec les Cici ou Istroroumains. Elle appelle ces derniers « locuteurs de langue vlashki et ¾ejanski » (®ejane étant une des localités habitées par eux) en partant de la manière dont ils appellent eux-mêmes leur langue de nos jours. Par le passé, les choses ont dû être un peu différentes puisque à la fin du XVIIe siècle le chroniqueur Irenéo della Croce notait que les Cici s’appellent eux-mêmes « rumeri ».
Le choix de Z. Vrzic est donc justifié, même si, au final, la désignation retenue est un peu lourde. A plusieurs égards, il serait d’ailleurs plus approprié de dire Valaques d’Istrie comme on dit Valaques du Meglen, région située à la frontière de la République de Macédoine et de la Grèce, au nord de Thessalonique, où l’on parle une langue qui fait aussi partie du groupe des langues romanes balkaniques.
Comme les Istroroumains, mais contrairement aux Aroumains (armânj et rrâmâni), les locuteurs de cette langue baptisée par les linguistes méglénoroumain ont adopté le nom utilisé par leurs voisins slaves pour les désigner, à savoir vlassi. Peu nombreux, quelques milliers à la fin du XIXe siècle, les Istroroumains ne sont plus que quelques centaines aujourd’hui dont une partie seulement parlent encore leur langue, de plus en plus mélangée au croate dans le champ lexical. L’accélération de l’exode rural et l’émigration à outrance, surtout vers les Etats-Unis, semblent la principale cause de ce phénomène.
Leur présence dans la Ciceria - pour reprendre le mot utilisé par les Italiens pour désigner la région particulièrement aride où ils habitent encore de nos jours - est signalée dès le lendemain des grandes épidémies de peste qui ont frappée l’Istrie au XVe siècle. « Cicio no ze per barca » La notoriété dont jouissent encore de nos jours les Cici auprès des Triestins est due en grande partie à une expression introuvable ailleurs que dans le dialecte parlé dans la région de Trieste. Je l’ai appris par le plus grand des hasards dans le bus qui m’a amené de l’aéroport à l’hôtel. « Cicio no ze per barca », Cici, n’est pas à l’aise sur la barque, a peur de voyager en mer… Sur le champ, cela m’a fait penser aux fluctuations de la signification du mot valaque sur la côte dalmate : à Dubrovnik, par exemple, on appelle parfois valaques les habitants des zones montagneuses situées à quelques dizaines de kilomètres de la côte alors que dans les îles il arrive que l’on traite de valaques les habitants de la côte. L’association m’a quelque peu troublée puisque les Istroroumains sont probablement les derniers rescapés (sur le plan linguistique) des populations romanisées ont été déplacées par l’histoire agitée de la région de l’est vers l’ouest et le nord-ouest. Une partie des futurs Cici sont arrivés en Istrie en remontant la côte dalmate. Puis je me suis un peu rassuré en pensant aux Aroumains dont l’épicentre se situe dans le massif montagneux du Pinde, pas très hospitalier non plus. Mais chez eux on dit Casa-a noastrã-i muntile [la montagne est notre maison] ou encore Armãnlu tu muntsi easte ca amarea arihãtipsitã (à la montagne, l’Aroumain est comme la mer calme]. Entretien avec Bruno, 100 % cicio…
Aucun Istroroumain à la tribune, le contraire aurait été d’ailleurs épatant. En revanche, dans le public, deux personnes se sont spontanément auto-identifiées comme cici : une dame entre deux âges, arrivée au beau milieu d’une communication en serrant dans ses mains le quotidien régional Il Piccolo ouvert à la page annonçant l’événement, qui nous a parlé tout émue de son père, et un monsieur, beaucoup plus calme, qui entre deux communications, nous a dit sur un ton amusé mais aussi un peu solennel qu’il était 100 % cicio. Le lendemain, à la première heure, parce qu’il devait retrouver une cousine venue de New York pour s’acheter un appartement à Trieste, il est arrivé à l’hôtel où nous avons pu nous entretenir un bon moment.
L’histoire de Bruno Bellulovich, au départ, dans sa langue, Belul ou Belu, la forme italianisante succédant à celle croate (Beluloviè), résume peut-être mieux la situation que les démonstrations savantes en matière de langue et d’histoire sur ce thème. Il est arrivé à Trieste en 1948, à deux ans, de Rijeka, où il est né et où ses parents, originaires de ©u¹nevica, à la recherche de travail, venaient de s’installer. « D’après ce que l’on m’a raconté, certains aspects de la vie liées au travail mis à part, les nôtres n’avaient pas de relations avec l’extérieur. (…) Nous devenions très vite des émigrés, chez les miens, l’identité a commencé se perdre lors de leur établissement à Rijeka. Presque toute ma famille a quitté ©u¹nevica. Seuls mes parents sont restés à Trieste, les autres membres de ma famille ont poursuivi le « voyage » et se sont établis à New York. C’est ainsi que cela s’est passé pour nous tous. Mais, dans le même temps, il est intéressant de voir que ceux qui sont arrivés de l’extérieur, qui ne connaissaient rien à nos pauvres traditions et se sont installés dans nos régions (en Ciceria) ont appris, eux, vlashki, peut-être pas aussi bien que les autres, mais tout de même. (…) En Amérique, les nôtres ont tendance à se fréquenter entre eux, se marient entre eux, ou au moins avec d’autres Istriens, surtout à la première génération. (…) Entre les deux guerres, ©u¹nevica est devenue une sorte de « capitale » de la région. Mussolini avait regroupé plusieurs villages au sein de la commune ainsi nommée. L’Etat italien cherchait ainsi à isoler la composante croate, majoritaire en Istrie, en lui opposant, entre autres, une sorte de nationalisme cici. Mais les Cici n’ont jamais lutté pour des intérêts communs particuliers, seulement pour la survie, ils étaient pauvres, la terre ne donnait pas grand-chose, même ceux qui en possédaient étaient pauvres. (…) Les nationalismes, ce n’est pas vraiment mon truc, nous sommes le produit de nos expériences successives, de nos rencontres, de nos lectures… De mère et de père cici, je ne saurait être un pur Cicio, et encore moins un Istrien, un Triestin ou un Italien ? Je suis un mélange de tout cela », conclut mon interlocuteur qui évoque dans des termes réalistes les motivations et les démarches des deux de personnes de sa connaissance qui ont essayé de « faire quelque chose » pour les Istroroumains.
« Un ancien collègue de lycée, italien, Ervino Curtis, est entré en contact avec la culture roumaine après avoir épousée une Roumaine, de Roumanie. C’est ainsi qu’il a découvert l’existence de notre minorité en Istrie et qu’il a fondé l’Association (d’amitié italo-roumaine) Decebal dont j’ai fais aussi partie un temps. Emil Raþiu, médecin roumain travaillant à Rome, est allé plus loin et s’est mis à apprendre l’istroroumain. Il a même composé quelques textes, franchement, je ne sais pas comment il s’est débrouillé pour le faire, nous n’avons jamais eu d’écriture à nous. » Claudio Magris : Cici, un piccolissimo popolo!
Dans son exposé sur la place des Cici dans l’imaginaire populaire triestin et dans l’histoire locale, Pierluigi Sabatti a signalé au passage l’existence d’une chronique de Claudio Magris parue dans le Corriere della sera daté du 7 novembre 1995 à leur sujet. De retour à Paris, je me suis empressé de la chercher dans les archives du journal. Intitulé « Cici, un piccolissimo popolo », cet article faisant suite à un court séjour à ©u¹nevica, en italien Valdarsa, ne contredit pas sur le plan factuel le diagnostic esquissé par notre « 100 % cicio » ni les conclusions peu rassurantes des travaux menés par Zvjezdana Vrzic sur le terrain et à New York où vit le gros de l’émigration istroroumaine. La manière dont l’auteur du fameux journal de voyage Danube voit les choses est autrement stimulante. Invité par l’une des rares familles restées encore au pays, il note : « A table on parle l’italien, l’istroroumain et le croate. Pour ces gens, la libre et spontanée identité istroroumaine n’est pas une obsession viscérale, une pureté qui devrait être préservée de tout contact extérieur mais plutôt une richesse en plus, qui coexiste sereinement en liaison avec l’Italie et avec l’appartenance à la Croatie. » Puis il avance une belle métaphore : « Dans les pierres dont est bâtie la maison de l’ancien maréchal ferrant sont encastrés des fossiles. Les mots istroroumains sont aussi des fossiles, facile à distinguer sur la mosaïque bigarrée dont elles font partie. » Aussi inspirées et flatteuses fussent-elles, ces pensées sonnent pour moi un peu comme une oraison funèbre. Lors de l’entretien avec mon interlocuteur "Cicio à 100 %", vers la fin, je n’ai pas pu m’abstenir et je lui ai fait remarquer brièvement que parmi les Aroumains, dans les Balkans et surtout en Roumanie, il existe des jeunes qui s’impliquent dans les initiatives de sauvegarde de leur langue et de leurs traditions. « Dans ce cas, s’ils le font avec toute leur énergie, il y aura des résultats », m’a-t-il répondu, sur un ton pas très convaincu cependant.
Cette Journée d’études a été organisée à l’initiative l’Italo Rubino, dont la communication s’intitulait « Sur les possibilités de sauvegarder la langue des Aroumains ». Le directeur de la section italienne du Département des traductions de la Commission européenne y présentait dans le détail les diverses instances communautaires et internationales à contacter pour la réalisation des projets de ce type et les démarches à suivre. Les actes de la Journée paraîtront à la fin de l’année en italien et, qui sait, les informations proposées par Italo Rubino trouveront peut-être un public motivé même parmi quelques cici/vla¹/¾ejanci/istroroumains de ©u¹nevica, Rijeka, Trieste ou New York. PS Un grand merci à Ljiljana Aviroviæ de l’Ecole des langues pour interprètes et traducteurs de l’Université d’études de Trieste, qui a été au cœur de l’organisation de cette Journée. Sans elle, et sans le concours actif de ses collègues, je pense par exemple à Rossella Spangaro, une telle manifestation n’aurait vraisemblablement jamais eu lieu. Merci aussi à Cristina Melchiori, qui a bien voulu délaisser ses études le temps de la traduction en urgence de ma contribution.

Nicolas TRIFON


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