Claude Karnoouh. Colaboratori, turnatori si vanitosi
Data: Sunday, September 17 @ 18:37:08 CEST
Topic: Colaborationisti


Dans un article de Ziua du 15 septembre 2006, intitulé, « Pacatul de neiertat al cozilor de topor » on peu lire la phrase suivante qui illustre parfaitement mon propos : « In plina "dosariada", vocea fostilor detinuti politici - adevaratele victime ale Securitatii - se aude, paradoxal, cel mai putin. Nu mai au loc in spatiul media invadat de falsi moralisti, judecatori diletanti cu morga de atotstiutor ». Tout est dit une fois pour toutes !..


Colabos, délateurs et vaniteux
[Colaboratori, turnatori si vanitosi]

Vanitas vanitatum omnia vanitas ( Ecclésiaste, 2)


Comment interpréter la publicité donnée depuis quelques semaines aux dossiers du CNSAS concernant certains intellectuels en renom. Dossiers où se trouvent consignées leurs implications plus ou moins directes avec la Securitate tandis que, depuis la fin du mois de décembre 1989, ils faisaient figure de parangons de la société civile, de figures de référence de toutes les ONG défendant la « démocratie ». Ils n’avaient jamais ménagé leurs critiques à l’encontre de la lâcheté et de l’imposture des anciens apparatchiks reconvertis en nouveaux politiciens « démocrates ». Ils étaient devenus très rapidement les invités quasi permanents des colloques et des symposia internationales dénonçant l’émergence du néo-communisme et du néo-nationalisme dans l’Europe ex-communiste. Ils concurrençaient sur le terrain des privilèges à gagner ou à conserver les anciennes-nouvelles élites politiques. Certes, pour ceux qui, comme moi, n’ont jamais caché, au risque de me faire injurier (et personne ne s’en priva), ce que j’avais vu et entendu entre les années 1970 et 1989 chez les intellectuels roumains tant dans le pays que lors de leurs visites à l’étranger, la situation prenait un tour surréaliste. C’est comme si je n’avais point vécu cinq ans dans ce pays lorsque je prétendais que bon nombre des « nouvelles » figures de proue de la société civile « démocratique » postdécembriste, avaient été auparavant, sinon les chantres du régime Ceausescu finissant (ne parlons point de l’enthousiasme général des années 1968-1971), du moins des acteurs sociaux qui l’avaient servi, sûrement pour beaucoup sans enthousiasme en leur for intérieur, mais toujours au mieux de substantiels bénéfices personnels matériels et symboliques. En bref, lorsque dans les années 1990 je rappelais ces situations, mes propos ne pouvaient dépasser les conversations privées tant, dans la sphère publique, ils suscitaient immédiatement des réponses peu amènes à mon encontre.
Que celui qui n’a jamais péché par lâcheté leur jette une lourde pierre, je n’en jetterai qu’une, légère, et ne le ferai pas sans discernement. D’abord, le moins qu’il eût fallu exiger de ces brillants esprits c’eût été un peu plus de retenue postdécembriste, un peu plus de modestie, moins de tapage médiatique, un peu plus de silence, un peu moins de dissertations tonitruantes à chaque instant sur les vertus de la démocratie, des droits de l’homme, sur les crimes impardonnables de la dictature communiste (ils sont certes impardonnables, mais ils en furent, à leur manière aussi les complices), sur l’aveuglement du peuple après décembre 1989, incapable d’accepter les thérapies de choc (qui ne touchaient point les beaux esprits), sur la méchanceté vengeresse des mineurs, sur la continuité des références nationales-communistes de Vadim Tudor et d’Adrian Paunescu, etc. Un peu plus de modestie et beaucoup moins de vanité eussent mieux convenu pour grandir la dignité du curriculum vitae de ces « vertueux ». Au lieu de cela ils se comportèrent comme de vulgaires et indignes bureaucrates, ils crurent qu’on oublierait le passé parce que certains d’entre leurs copains contrôlaient un moment les archives, qu’il leur serait alors loisible de masquer, voir de détruire des preuves. Enfin, comme de vulgaires politiciens compromis, ils songèrent qu’il leur serait possible de continuer à jouer les personnages éthiques sur le devant de la scène dès lors qu’ils serviraient plus ou moins discrètement et docilement les nouveaux maîtres… Cela a en effet fonctionné un temps, mais il semble qu’un grain de sable se soit récemment glissé dans la belle mécanique. Présentement de nouveaux concurrents (que je ne pense pas plus moraux) a    paraissent qui veulent aussi un rôle public et les prébendes afférentes. Aussi ces nouveaux venus cherchent-ils donc à occuper les places en déconspirant l’imposture. Dès lors toutes les belles âmes démocratiques, les laïcs et les clercs de la postdictature en général si prolixes, se montrent encore en pleine lumière, mais cette fois dans le rôle hautement ridicule du dissident postfactum, personnage qui n’eût pas déplu à Caragiale…
Il faut le dire et l’écrire, cela manque totalement de style, ce n’est ni celui d’un Iago ni d’une Lady Macbeth, mais la version roumano-postmoderne d’une farce grossière propre au théâtre de foires... et, si style il y a, c’est à coup sûr celui du mahala.
Si l’on en croit les divers articles sortis dans la presse, le linge sale de l’époque ceausiste (ne parlons point de celle de Dej, car la plupart des acteurs sont morts sauf feu l’inusable Brucan) est loin d’être lavé. En effet, il y a une différence fondamentale entre ceux qui servirent le régime communiste avant 1989 et qui après 1989 se présentèrent comme des socialistes plus ou moins critiques de l’ancien système, plus moins explicites sur leurs précédents engagements, et ceux qui, d’une manière ou d’une autre ayant juré qu’ils n’avaient pas participé aux agapes communistes, se trouvèrent projetés immédiatement au centre de la vie culturalo-politique de la Roumanie postdécembriste. Par exemple, quelle ne fut pas ma surprise de constater en janvier 1990 qu’un philosophe bien connu avant 1989, élève de Noica, que j’avais écouté au mois d’octobre 1983 lors du colloque international des études roumaines organisé par Sorin Alexandrescu (Université d’Amsterdam) en collaboration avec l’université d’Avignon en Avignon, vanter les mérites culturel du régime Ceausescu parce qu’il avait permis la publication d’un choix d’essais de Heidegger et les traductions d’ouvrages classiques de la philosophie grecque, être au premier plan de la vie culturelle postcommuniste. Mais il n’y avait pas là de quoi faire des gorges chaudes ; à la même époque, Heidegger était publié et largement discuté en Hongrie, Pologne et Yougoslavie. En Hongrie communiste, Kafka y était publié depuis… 1957, et au début des années 1980… le livre de Varlaam Chalamov sur les camps de la Kolyma ! Ignorance typique de nombre d’intellectuels roumains qui connaissent les livres les plus médiocres publiés aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en France et en Allemagne, en louent leur auteur, mais ignorent systématiquement les bons ouvrages, voire parfois les excellents ouvrages de leurs voisins. Et puis, quelles que furent les qualités exceptionnelles des essais de Heidegger publiés à Bucarest, qu’est-ce pour une société lorsque aucun travail de sociologie rurale et industrielle ou de statistiques économiques sérieux n’avait pas le droit de publication, autant d’ouvrages banalement mis à la disposition du public en Hongrie, en Pologne et même en RDA ! En ces temps national-communistes, il suffisait de constater la nullité des sciences humaines roumaines pour se rendre compte du rôle politique pervers joué par les seules publications de Heidegger ou celles de Constatin Noica… En bref, qu’elle ne fut pas ma surprise d’entendre à Bucarest ce même collègue dénigrer de tous les points de vue le régime précédent, lequel ne lui avait pas été trop défavorable pour le laisser publier sous son nom divers essais (sans parler des bourses confortables et des conférences tenues à l’étranger). Je pourrais ainsi multiplier mes étonnements postdécembristes, mais aussi ceux d’amis roumains émigrés qui m’avaient fait remarquer telle ou telle anomalie dans les discours des nouveaux maîtres penseurs, de fait si peu nouveaux sauf la figure grotesquement dramatique de Patapievici… Il était aussi intéressant de noter que le seul intellectuel véritable dissident roumain des années 1970, l’écrivain Paul Goma (de mon point de vue un médiocre écrivain, mais un homme habité d’un grand courage) était quasiment mis au banc de la nouvelle société roumaine par certains de ses anciens collègues qui avaient voté son exclusion de l’Union des écrivains en 1977 et qui, après 1989, obtiendront de hautes fonctions culturelles, parfois même de hautes fonctions politiques malgré un talent fort médiocre (point n’est besoin de les nommer, ils se reconnaîtront à coup sûr dans cette description).
Ce qui est fascinant dans le monde intellectualo-politique de la Roumanie postdécembriste, c’est la manière extrêmement habile, profondément mensongère et perverse que nombre d’intellectuels en renom pré-et postdécembristes (les mêmes en leur grande majorité) surent mettre en oeuvre pour négocier le tournant politique (souvent avec la complicité d’institutions culturelles et politiques occidentales), et gagner ainsi un pouvoir social (et économique à ne jamais oublier) qu’ils n’avaient pas auparavant puisque le pouvoir social réel appartenait de plein droit et sans partage au PCR. Ce qu’il faut souligner, c’est qu’au temps du communisme finissant ces intellectuels n’ont jamais pris le tournant gorbatchévien comme l’ont pu faire, à leur risque, des hommes politiques appartenant plus ou moins à l’élite du PCR : je songe encore à feu Brucan, mais à des gens comme Ion Iliescu, Adrian Nastase, par exemple (je ne discute point ici de leur politique en tant que président de la République ou de Premier ministre) ou comme la plupart des économistes de l’Institut central de recherches économiques auquel appartenait l’actuel gouverneur de la Banque nationale roumaine, Isarescu, et d’autres, tous techniciens en économie fort compétents… Non seulement ces intellectuels ne prirent pas le tournant gorbatchévien (et pour cause ! ils avaient tous plus ou mois adhéré aux référents intellectuels du national-communisme ceausiste, les rappels au jeune Cioran, au jeune Noica, à Nae Ionescu, Mircea Vulcanescu, et d’autres ; de manières plus ou moins secrètes ils admiraient Evola ou Papini, ne comprenaient pas grand chose à la pensée du second Heidegger critique de la technique et ignoraient totalement le jeune Lukács et l’école de Francfort…). Aussi se gardèrent-ils de soutenir tant les grèves des mineurs du Jiu en 1977 que celles des ouvriers des usines de fabrication de poids lourds de Brasov en 1987 ; pour eux, venus souvent de l’ex-petite bourgeoisie provinciale ou de la paysannerie, l’énoncé « la classe ouvrière » relevait de quelques miasmes sociaux pollueurs de la pensée des hauteurs et de leur slogan, la « résistance par la culture ». Laquelle ? On ne sait, car la littérature de tiroir s’y est révélée, hormis les mémoires des anciens véritables opposants, d’une pauvreté insigne. L’expression « classe ouvrière » renvoie toujours à des référents socialisants ou marxisants honnis secrètement par ces esprits serviles, malgré les avantages accordés par le régime à tous ses collaborateurs intellectuels. De ce point de vue, le pouvoir ceausiste pouvait dormir tranquille sur ses deux oreilles, ce n’était pas du côté des intellectuels qu’il eût trouvé les théoriciens de la contestation sociale ni ses acteurs. C’est pourquoi, dans les années 1970-1980, il n’y eut point de dissidence roumaine : pas de critique de gauche du communisme réel ni d’élaboration d’une base politique afin de se solidariser avec les luttes opposant les ouvriers à un pouvoir qui prétendait les représenter et qui, à l’expérience des jours, n’était qu’un capitalisme d’État (agrémenté de quelques avantages sociaux) les exploitant comme dans les pays capitalistes. En effet, ce n’est pas avec des réflexions, certes savantes, sur le Cratyle, sur la pensée de la limite ou sur les arcanes de l’épistémologie des sciences que l’on pouvait trouver un terrain d’entente avec les plus conscients des ouvriers roumains engagés dans un combat politico-économique avec le pouvoir communiste…

C’est pourquoi, aujourd’hui, hormis rarissime exception (les membres du comité de rédaction de la revue Idea Artà+societate de Cluj ou quelques individus disséminés ici et là), il ne faut guère s’étonner du désengagement intellectuel des Roumains à l’égard des courants de la pensée critique occidentale qu’elle soit continentale, britannique ou étasunienne en philosophie, sociologie, anthropologie, sciences politique. Le conformisme, la soumission, la servilité à l’égard de la domination unilatérale étasunienne a entraîné ces intellectuels (sauf exception comme l’historien gorbatchévien Florin Constantiniu par exemple, souvent dénoncé de manière stupide par les bonnes âmes démocratiques comme un cryptocommuniste), à emboucher les trompettes du politiquement correct de l’Amérique impériale… Il est vrai que pour certains leurs parents avaient embouché ou plutôt fait semblant d’emboucher celles du national-communsime ceausiste et leurs grands-parents celles de l’infaillibilité de l’URSS, laquelle, triomphante au sortir de la Seconde Guerre mondiale, n’oubliait jamais, malgré le retournement de dernière minute, de rappeler, d’une manière ou d’une autre, l’alliance étroite de la Roumanie du maréchal Antonescu avec le IIIe Reich.  Si bien qu’aujourd’hui, plus encore que dans les années trente où, ma foi, il existait de jeunes intellectuels certes d’extrême droite, mais cependant quelque peu originaux, la production intellectuelle roumaine se tient, pour une écrasante majorité, en deçà d’un provincialisme périphérique : pour l’essentiel on y produit de médiocres ersatz oscillant entre la plate paraphrase et le pur plagiat, le tout se présentant comme un fatras d’idées mal ficelées par des gens qui confondent les relations entre les bureaucraties culturelles européennes et les prébendes qu’elles offrent, avec les aventures multiples et contradictoires de la pensée.

Pour apparaître à la fois comme para-dissidents et critiques véhéments du communisme, ces intellectuels ont plus lourdement chargé la période Ceausescu de tous les péchés, (oubliant qu’elle avait été ô combien plus molle et faite de compromis) que celle de Dej, avec ses déportations de masse, ses tortures et ses fusillades . Mais, sous-évaluer consciemment les violences insignes de l’époque de Dej, leur a permis de passer sous silence l’époque des vrais dissidents roumains, de ceux qui mériteraient au moins notre compassion admirative. Certes ceux-là ne furent, la plupart du temps, ni de mes amis politiques ni de mes amis religieux, mais ce n’est pas parce que l’homme qui se révolte contre un ordre féroce et par moments criminel n’est pas un proche qu’il faut lui dénier le courage face à l’adversité… Ou, comme l’écrivait naguère dans son Journal de guerre le grand Ernst Jünger en parlant d’un ami mort sur le front de l’Est à la tête de son régiment de chars, «  Celui qui meurt en héros pour une cause qui n’est pas héroïque n’en demeure pas moins un héros ». Donc les héros de la dissidence roumaine sont des évêques et des prêtres grec-catholiques, parfois aussi (mais dans une moindre mesure) des orthodoxes, tous fidèles et fermement attachés à la version de leur foi chrétienne (je pense ici à Monseigneur Ghika et à Monseigneur Hossu), d’anciens militaires ou d’anciens membre de la Garde de Fer réfugiés dans les montagnes qui ne voulaient pas abdiquer de leur  idéal, quoique leur cause fut désespérée de tous les points de vue et moral et politique, des étudiants idéalistes ou des politiciens de l’époque du régime bourgeois et de la rente foncière envoyés en prison (et quelles prisons !) ou au canal (et quel canal !), très vite aussi des  communistes critiques qui refusaient les dérives criminelles ou les décisions socio-économiques erronées et catastrophiques, en bref, tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, ne cédèrent pas devant la doxa fluctuante du Parti des bureaucrates-policiers soumis aux dictats de la volonté soviétique ou de leurs propres enjeux tactiques, et qui, assumant leurs convictions jusqu’au bout, furent brisés physiquement et spirituellement ou tout simplement éliminés.

Une fois rapporté ces remarques, je voudrais ajouter que je ne jette pas systématiquement l’opprobre sur des gens qui, au bout du compte, ne furent ni des officiers traitants, ni des tortionnaires, mais simplement des lâches, dussent-ils parfois mettre des gens, parents, amis, collègues dans des situations délicates. On pourrait manifester quelque mansuétude si, comme cela est arrivé sous le régime Dej, il s’était agi de sauver la vie de sa famille, en contrepartie d’informations fournies à la Securitate : le dilemme y était sans contresens possible authentiquement tragique, et donc les choix aussi. En revanche, ce que je trouve insupportable et donc condamnable, c’est le fait que les intellectuels des années 1970-1989 ont non seulement agi comme informateurs pour entrer dans la sphère publique, pour appartenir aux élites intellectuelles, de fait pour quêter la gloire mondaine, mais qu’ensuite ils ont dissimulé leur actions en se construisant l’image de parangons d’un anticommunisme agressif, surtout envers ceux qui assumaient plus ou moins bien leur passé, mais qui néanmoins l’assumaient… Il y là une corruption de l’esprit et de l’âme, une duplicité qui en dit long sur les jeux postdécembristes des anciennes-nouvelles élites intellectuelles décidées soit à se maintenir soit à se manifester plus encore sur le devant de la sphère publique qui avait été en partie désertée de ses apparatchiks les plus encombrants. La course aux prébendes et aux avantages financiers se faisait féroce, et, pour plaire aux bailleurs de fond occidentaux, il fallait en effet travailler sérieusement son personnage. Le lecteur le comprend à coup sûr, je ne manifeste aucun acharnement à l’encontre de la lâcheté des hommes lorsqu’il s’agit à l’évidence de leur survie immédiate, au contraire j’éprouve une grande compassion, car n’est pas Antigone qui veut. Mais entre Antigone et une attitude postfactum quelque peu digne il y a beaucoup de choix, et ces choix ne ressortissent pas, pour l’essentiel, à la connaissance livresque de la culture grecque, latine, française ou allemande. Ceux qui avancent de tels arguments font une confusion propre à une majorité d’intellectuels, ils mêlent culture et courage civique. Or culture et courage civique appartiennent à deux ordres de l’agir humain totalement différents : l’un, la culture tient du domaine du cognitif, l’autre, le courage civique, tient du mode à être dans la Cité et dans l’État lorsque l’on est pris au cœur de la tension entre la Loi et le devoir moral de l’homme envers l’homme, ou, en termes modernes, entre légalité et légitimité ! Cela porte un nom très savant depuis Kant : l’impératif catégorique éthique. Or, du point de vue de l’éthique, rien de commun entre ces deux termes, même si la raison peut argumenter la morale contre la Loi lorsque celle-ci est inique. Cependant, par expérience, nous avons appris que la raison peut tout aussi bien fourbir les arguments d’une légalité illégitime : la Raison d’État, l’État d’exception, et assumer la violence envisagée comme une nécessité intangible du faire pour l’accomplissement d’une histoire nouvelle, c’est-à-dire comme moyen de réaliser à n’importe quel coût humain un nouvel état des choses dans l’espoir de fonder une légitimité nouvelle, fondement d’une nouvelle légalité, etc… Le XXe un siècle en fut l’un des plus beaux exemples, celui d’une démesure criminelle, souvent parfaitement légalisée, celui des meurtres de masse plus gigantesques les uns que les autres !
Ceux qui, au mois de janvier 1990, refusèrent d’assumer leur lâcheté précédente portent aussi en eux et sur eux une marque indélébile. En endossant, après une parodie de justice, l’exécution du couple Ceausescu décidée par les gorbatchéviens, ils ont donc participé à cette sinistre mise en scène de blanchiment dans l’urgence de tous ceux qui collaborèrent, aidèrent, soutirent de près ou de loin le pouvoir communiste ceausiste. Voilà quelle fut l’extrême habileté politique du FSN : faire partager à tous les commensaux de la Securitate et du PCR le sang du meurtre. Et quel lâche soupir durent-ils pousser une fois le meurtre accompli ! Le crime servit donc à laver leurs propres fautes. Or, la faute est d’autant plus lourde non pas tant parce qu’ils ont trompé et dénoncé les gens de leur génération dans les années 1970-1980, mais parce qu’ils se sont arrogé indûment une gloire éthique aux yeux des jeunes générations qui attendaient un véritable renouveau des mœurs et non le simulacre de ce renouveau, des jeunes qui voulaient en finir avec les mensonges et les dissimulations, les faux-semblants et les silences qui dominaient l’époque communiste. Réécoutés rétrospectivement, les cris d’orfraie de ces moralistes de pacotille jetés lors des événements de la place de l’Université ressortissent à une obscénité de l’âme qui porte au dégoût… Car leurs mensonges postdécembristes sont du même ordre sémantique que l’engagement signé naguère avec la Securitate : tout est bon pour faire une belle carrière à laquelle donne droit des talents (parfois réels), des connaissances (parfois de haute qualité), voire une origine sociale élevée antérieure au pouvoir communiste, etc… Cela n’a pas d’autres noms que cynisme et fourberie… Le faire deux fois de suite prouve que ce n’est point là le résultat d’une erreur de jeunesse en somme pardonnable, mais un modèle spirituel bien ancré, devenu un style de vie publique, pis, un mode à être dans le monde de la Cité. Cela se nomme la culture, et d’aucuns savent qu’elle se transforme très lentement…
Que resterait-il donc à faire aujourd’hui ? Rien d’extraordinaire… Pour les laïcs, les pousser gentiment hors de la scène publique – les mettre d’office à la retraite pour les plus âgés, pour d’autres, les renvoyer occuper des postes dans l’enseignement secondaire ou primaire ; et pour les prêtres leur commander de se retirer pour le restant de leur vie dans un monastère éloigné des centres urbains, pour y prier, y prier, y prier sans cesse… Rien de plus, rien de moins, sans violence aucune, juste le retrait pour qu’ils apprennent (mais le peuvent-ils encore ?) la plus salutaire humilité.

Paris, le 15 septembre 2006

Claude Karnoouh
Chercheur émérite CNRS-Paris
Ancien professeur invité de philosophie à l’Université Babes-Bolyai (Cluj)



Le titre de l'Edito est donné par la rédaction.




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