Il cause toujours, le
cher Karl. Pendant la plus grande partie du XXe siècle il l’a
fait, avec le succès que l’on connaît ou l’on ignore, selon le
cas, en héros d’un carnaval presque ininterrompu où la plupart
des participants portaient des masques de cadavres. La chute du
communisme semblait avoir mis un terme à ce caquetage indécent.
Erreur ! Après un deuil fallacieux, bien amorti par le besoin
de paix communautaire, on a vite compris que les millions des
victimes de la doctrine devaient rester cois dans leurs tombes
sibériennes. Le progrès ne peut pas se passer de Marx. Et nous,
nous ne pouvons pas nous passer du progrès. Le carnaval reprend donc
son rythme de croisière et Marx son caquetage, fût-ce par
thuriféraires interposés. Ceux-ci s’agitent avec entrain, même
si la teneur de l’encens a quelque peu changé.
Marx continue donc de
causer. Dans les rayons de philosophie des grandes librairies, ses
œuvres et celles de ces interprètes attitrés occupent le dessus du
panier. Mieux : des nouvelles maisons d’édition surgies,
comme par miracle de l’avenir lumineux, toujours à construire,
semblent avoir assumé la tâche vitale de promouvoir l’œuvre du
grand maître : Asymétrie, Algèbre, Sylepse, Mimésis… Leur
titre est suffisamment évocateur pour attirer le chaland. Il ne
manque pas à l’appel. Il faut dire que les médias aussi bien
publics que privés l’encouragent vaillamment à suivre la bonne
voie. Dans le dernier numéro hors série Les grands philosophes
du Monde, dédié à Marx et à sa révolution anticapitaliste,
l’éloge du grand philosophe frise le dithyrambe et ce n’est
qu’un exemple parmi maints autres. Le champion toutes catégories
de l’affaire demeure France culture avec son émission de
philosophie où le moindre propos anti-marxiste est tabou. Aucun
collaborateur ou invité n’ose le transgresser. Par contre, les
pros sont légion. Début mars, notre radio organise à la
Sorbonne un grand colloque sur la lutte des classes où l’on peut
parier que le carnaval Marx reprendra du poil de la bête. S’il en
avait besoin. Mais, ce n’est pas le cas. Dans notre ambiance
diaphane du XXIe siècle, Marx vole avec aisance grâce à ses ailes
de dinosaure immortel. Penser que certains de nos contemporains,
évidemment bien attardés, le voyaient en fossile…
Constantin Telegat
Constantin Telegat. M A R X T O U J O U R S
Poser la question du
pourquoi est déjà inconvenant. Si en prenant notre courage à
deux mains, nous osons le faire, c’est que dans notre insignifiance
nous redoutons modérément les foudres d’une opinion qu’on a
persuadé, pendant plus d’un siècle, de la génialité d’une
doctrine qui vise à transformer l’homme et le monde. Jusqu’à
présent elle a raté son coup. Il faut donc persévérer.
Il serait inutile de
présenter, même succinctement, cette doctrine considérée, par
tous les hommes de bien, magistrale. Elle est archiconnue. Elle est
philosophique, économique, historique politique, polémique,
anthropologique et j’en passe… Nous nous limiterons donc à
aborder avec des pincettes, comme il se doit lorsqu’on le fait à
contre-courant, certains de ses aspects politiques et historiques a
seule fin d’expliquer sa survivance, voire sa résilience dans des
temps qui semblent a priori peu propices à son accomplissement.
Citons, pour commencer, le Maître :
Nous ne connaissons
pas d’autre science que celle de l’Histoire, déclare
d’entrée de jeu le Manifeste communiste. Déclaration péremptoire
et un peu exagérée » au milieu d’un siècle qui se veut
celui des sciences. Le matérialisme dialectique, dit-on, remet sur
pied la dialectique hégélienne qui marchait sur la tête. La
philosophie allemande traditionnelle, en grande partie idéaliste,
est passée de mode. Marx se considère homme de science et il est
persuadé d’avoir découvert les lois censées non seulement
expliquer l’histoire mais aussi transformer le monde. L’histoire
l’intéresse davantage que la philosophie. Celle-ci n’est qu’un
instrument qui doit servir à accomplir la première. Un outil
philosophique nécessaire pour déconstruire la réalité. La
formule : les philosophes du passé se sont contentés
d’interpréter le monde, maintenant il s’agit de le transformer,
concrétise cette présomption.
La postérité la célébrera comme le mantra magique que les adeptes
de la secte répéteront avec aplomb pendant plus d’un siècle et
que les tortionnaires du Goulag administreront aux Zeks, en
guise de communion, jusqu’à
leur lit de mort.
La
lettre à Weydemeyer précise encore davantage le contenu et les buts
de cette science sui generis.
Elle synthétise l’essence du marxisme et constitue en une
excellente définition :
Ce n’est pas moi qui
a découvert l’existence des classes,
dit Marx. Ce que j’ai apporté de nouveau c’est de
montrer que l’existence des classes n’est liée qu’à des
phases historiques déterminées du développement de la production…
qu’elle mène nécessairement à la dictature du prolétariat et
que cette dictature, elle-même ne représente qu’une transition
vers la société sans classes.
Cette
lettre, antérieure à la rédaction du Das
Kapital, exprime la
finalité de son oeuvre maîtresse : la mise à mort du
capitalisme, la destruction d’une société injuste, fondée sur
l’exploitation du prolétaire et l’avènement d’une autre. Car
la vision de Marx, à part son caractère utopiste, est à la fois de
nature théologique et téléologique. Marx fonde une nouvelle
religion et vise un avenir inscrit dans la science de l’histoire.
L’homme n’est pas la créature de Dieu, c’est Dieu qui a été
fabriqué par les hommes pour consoler ceux d’entre eux que les
nantis enfonçaient dans la misère. La religion est l’opium du
peuple. Marx propose l’en sevrer et lui en offrir une nouvelle qui
lui fera connaître un paradis réel sur la terre. Pour y arriver, il
suffit d’agir conformément à ce qu’on appellera plus tard la
doctrine marxiste, une théorie philosophico-politique qui préconise
et justifie la transformation de la société capitaliste. La lettre
à Weydemeyer concentre l’essentiel de la pensée de Marx : il
y a deux positions dans toute société historique : les
exploités et les exploiteurs. La lutte entre eux rythme l’évolution
des modes de production : esclavagiste, féodale, capitaliste.
Elle prendra fin avec la victoire inéluctable, car inscrite dans les
lois de l’Histoire, des exploités.
L’analyse
économique du mode de production capitaliste (souvent pertinente
puisqu’elle concerne l’époque d’un capitalisme encore
archaïque donc forcément injuste) est l’armature idéologique qui
sert à démontrer l’inéluctabilité de cette fin. Travail,
surtravail, plus-value, aliénation, valeur d’usage, valeur
d’échange etc, etc. sont les arguments qui prouvent que ce
mode de production est voué à l’autodestruction et à la
disparition. Certes, le processus aura besoin d’un coup de main :
la Révolution. Une nouvelle société prendra naissance où la
dictature du prolétariat remplacera la dictature du capital.
Évidemment, toute dictature implique violence, mais celle-ci ne peut
être que bénéfique ; elle sera accoucheuse de l’histoire…
Marx
n’a pas eu la chance d’assister à l’accouchement. Lénine, son
émule le plus efficace, a eu la charge du forceps et s’est
appliqué, en accoucheur avisé et avec l’aide d’une équipe de
choc, à massacrer l’accouchée. Mais qu’importe, puisque le bébé
a survécu aux aléas de l’histoire pendant plus de soixante-dix
ans et il s’est amusé, en outre, à engendrer une nombreuse
progéniture. Plus étonnant encore, il continue de procréer, même
après sa mort accidentelle, comme nous le verrons plus loin. Car le
marxisme est immortel. Obligé, dans sa prime enfance, de renoncer au
lait maternel, le têtard a été abondamment nourri d’un ersatz
plus calorique appelé Marxisme-léninisme : adaptation du
marxisme à la Russie, pays insuffisamment développé pour appliquer
dans son intégralité la théorie du maître. La dialectique
matérialiste et la praxis révolutionnaire ont donc été enrichies
d’éléments nécessaires à la victoire. La révolution prolétaire
marxiste est devenue la révolution prolétaire et paysanne
marxiste-léniniste, au grand dam de marxistes orthodoxes qui ont
souvent terminé leur carrière avec une balle dans la nuque. Pour
donner au terme le poids qu’il mérite, ajoutons que le
Marxisme-léninisme est une création de Staline dont l’intérêt
pour la linguistique est bien connu. Son essence demeure cependant la
dictature du prolétariat qui est parfaitement définie par Lénine :
un pouvoir conquis par la violence que le prolétariat
exerce par l’intermédiaire du Parti et qui n’est lié par aucune
loi… quant à la bourgeoisie,
qui soit dit en passant a été à l’origine de la révolution
russe, Lénine ajoutera qu’il faut briser sa résistance
par la force… là où il y a répression, il y a violence, il n’y
a pas de liberté, il n’y a pas de démocratie.
Précisons
que la contribution capitale que Lénine apportera à la doctrine
c’est l’introduction du Parti dans l’équation révolutionnaire
en tant qu' intermédiaire…
autrement dit comme exécuteur des hautes œuvres.
Que celui-ci aura délégué la tâche concrète
d’extermination à un prestigieux organisme portant successivement
le nom de Tcheka, GPU, NKVD ou KGB n’est dans le fond qu’un
détail de l’histoire. Avec quelques dizaines de millions de morts
à la clef…
Plusieurs
marxistes historiques en rupture de fiançailles avec le
Marxisme-léninisme, Trotski, Rosa Luxembourg, Boris Souvarine et
Léon Blum, entre autres, ont considéré que l’utilisation de
Lénine et Staline du concept de dictature du prolétariat
constituait une trahison de Marx.
Selon
certains de ses commentateurs, en utilisant le terme de dictature,
Marx aurait pensé à une institution romaine portant le même nom,
où en situation délicate et pour une période limitée, le Sénat
accordait un pouvoir discrétionnaire à une personnalité politique
susceptible de résoudre la crise. Rien, dans les écrits de Marx ne
permet une telle interprétation.
Au
contraire. Un de rares textes où Marx parle explicitement de la
dictature du prolétariat se réfère à la Commune de Paris, selon
lui prototype de la Révolution prolétaire. Il parle de la
nécessité de constituer une armée prolétaire, condition première
de la dictature du prolétariat
pour que celui-ci puisse imposer sa volonté au moyen de
fusils, de baïonnettes et des canons… et continuer à donner avec
la terreur que ses armes inspirent aux réactionnaires.
D’autre
part, c’est sans doute pour le compromettre que le portrait de
Marx, ensemble avec ceux des trois autres coryphées du socialisme
victorieux, figurait à la place d’honneur dans les milliers de
camps de concentration qui ont égayé le paysage de la grande Union
Soviétique pendant plusieurs décennies. Sa barbe éminemment
symbolique a dû alléger pas mal de souffrances…
Enfin,
nous regrettons que ce bref - et pour certains possiblement partial-
exposé du marxisme auquel nous nous sommes livré ci-dessus, nous a
éloigné de notre propos qui était l’actualité de la doctrine,
plus précisément ses formes spécieuses mais réelles qui
expliquent la place qu’elle occupe de nos jours, à bon ou mauvais
escient, dans l’opinion publique. Il nous a semblé malgré tout
indispensable à la compréhension de ce qui suit… Avant d’y
arriver, il convient de parler d’un des
interprètes importants du
Marxisme-léninisme : Antonio Gramsci.
Fondateur
avec Togliatti du Parti Communiste Italien en 1921, représentant de
ce Parti à Moscou à la IIIe Internationale, puis rentré en Italie,
arrêté et mis en prison pendant une dizaine d’années par le
régime fasciste. Gramsci y écrit ses Cahiers de prison
qui constituent, selon ses nombreux fans, un sommet de la tradition
marxiste et de la pensée politique du XXe siècle. Il y expose sa
conception du Marxisme-léninisme. Elle est paradoxale ; on
pourrait la qualifier même de dissidente. Tout en exaltant le
marxisme, il réfute le matérialisme philosophique qui ne serait
qu’une forme grossière du marxisme. Dans la patrie du communisme
il aurait fini dans le Goulag pour moins que ça. Il a la chance de
vivre en Italie où il est chef du PCI. Certains de ses adeptes le
considèrent un Machiavel moderne dont le Prince serait le Parti
communiste. Dans sa mythologie politique le centaure représenterait
la nature bifide du pouvoir ; il incarnerait la force et le
consentement. C’est tout dire. La force est là, indispensable,
mais la ruse machiavelienne prend une forme plus subtile, celle de la
persuasion. La clef de voûte du système gramscien est le concept
d’hégémonie, terme qu’il reprend chez Lénine, mais en lui
donnant un sens particulier. Gramsci considère que la bourgeoisie
domine la société par son hégémonie culturelle. Pour que la
Révolution s’accomplisse et que le prolétariat puisse prendre le
pouvoir il faut renverser la vapeur : détruire le sens commun
produit par la bourgeoisie et le remplacer par un autre, expression
des idées et des intérêts de la classe ouvrière. Gramsci fait la
distinction - aujourd’hui classique - entre société politique et
société civile. Le but de la lutte est de conquérir cette
dernière. Il faut donc pénétrer les médias, les maisons
d’édition, les organisations de masse, les institutions
éducatives, les associations, augmenter la conscience de classe des
opprimés, bref jouer les bernard-l’hermite, s’installer dans la
coquille bourgeoise et en détruire l’occupant. L’outil de cette
opération est l’intellectuel organique. Il doit s’engager aux
côtés de la classe ouvrière, assumer ses aspirations et ses
intérêts et combattre idéologiquement pour assurer son hégémonie.
La victoire idéologique qui en découlerait, la seule en mesure
d’aboutir au succès final, peut et même doit avoir lieu avant la
conquête du pouvoir politique. Gramsci oppose la guerre de
mouvement, synonyme pour lui de la prise du pouvoir par la violence,
à la guerre des tranchées, la guerre où les positions des
combattants idéologiques avancent constamment jusqu’à
l’anéantissement de l’ennemi.
Cette
théorie qu’on pourrait appeler marxisme culturel, qui a mis du
temps à s’imposer et que le Parti a regardé au début avec une
certaine méfiance, a fini par donner des résultats inespérés.
Si le
XIXe siècle a été le siècle de l’hégémonie culturelle
bourgeoise, au siècle suivant la donne a incontestablement changé.
À la suite de la révolution d’Octobre et dans la foulée des
partis communistes fondés en Europe et en d’Asie, sous couvert
d’un progressisme immanent, des forces culturelles marxistes se
sont imposées un peu partout dans le monde.
L’exemple
le plus éloquent est celui de la France. La manière dont le
marxisme culturel (qui ne portait pas ce nom et du reste ne le
portera jamais) y a conquis le terrain exigerait des gros volumes
d’exégèse. Pour éclairer notre propos quelques repères
suffiront, néanmoins.
Dès
1920, le pouvoir soviétique impose une stratégie d’uniformisation
des politiques culturelles des partis communistes. Elle ne variera
pas. Le Komintern manie le gouvernail et le PCF en est le fer de
lance. Il y a d’abord les écrivains membres, menés par Aragon et
Eluard. Mais, évidemment cela ne suffit pas. La période
d’entre-guerre connaît une efflorescence d’intellectuels
organiques. De même que les hommes selon Marx, ils s’appliquent à
forger une histoire sans savoir l’histoire qu’ils font. Ce sont
les idiots utiles de
Lénine qui revêtiront l’uniforme de compagnons de route et dont
la voie, deviendra vite boulevard. Le mouvement pacifiste Amsterdam
Pleyel, piloté par H. Barbusse et R. Roland inaugure le processus.
Les forces progressistes œuvrent d’abord dans un clair-obscur
favorable. Puis, 1935 est l’année charnière. C’est aussi
l’année du pacte franco-soviétique. Après le Congrès des
écrivains pour la défense de la culture de la Mutualité en mai où,
à condition de s’abstenir de critiquer l’URSS, participe la fine
fleur de la littérature mondiale, en juin a lieu à Moscou le
Congrès des écrivains soviétiques dont les vedettes sont les trois
André : Gide, Malraux et Breton, bien accompagnés par, entre
pas mal d’autres, Louis Aragon et Georges Duhamel. Le Holomodor
saigne encore, les purges commencent, à Lubianka situé à proximité
de l’endroit où se déroule le Congrès, on administre
quotidiennement la potion stalinienne sous la forme d’une balle
dans la tête à des centaines d’opposants. Une bonne partie du
scénario était connue par nos héros. Qu’importe. Il faut à tout
prix épargner le soldat anti-fasciste…
Si
en Europe, et même en France, des voix discordantes se sont encore
fait entendre après la guerre, le tournant est radical. Sartre mène
le jeu avec une incontournable maîtrise. Certains envieux du même
bord l’accusent d’avoir été un embusqué, et pour se racheter
il se doit d’être impitoyable. Ses formules font mouche, séduisent
les habitués de Flore, bistrot converti en centre de la civilisation
mondiale et s’érigent en consigne impérative. Les
anticommunistes sont des chiens. Il
faut donc les anéantir. Staline costumé en généralissime règne
impunément sur l’Olympe communiste, car il est interdit de parler
de ses crimes pour ne pas désespérer Billancourt.
Ceux qui ne se soumettent pas sont des fascistes. On leur prépare la
corde… Elle est certes plutôt symbolique mais extrêmement
efficace. Pendant la nuit vous pouvez devenir une non-personne. Et,
personne ou presque ne bouge dans les rangs. Ceux qui osent sont
rarissimes. Camus paie cher son insoumission. Les Hussards essaient
de faire bande à part, mais sont obligés de se retirer dans les
coulisses. Gramsci n’a pas encore tout à fait la cote mais son
intellectuel organique est à l’œuvre. Il est forcément rouge car
celui qui essaie d’adopter une autre nuance, fût-elle rose, risque
d’en voir de toutes les couleurs. La lâcheté s’installe à
demeure dans la maison France. Mais aussi ailleurs. Puis, patatras,
Khrouchtchev se met à faire des siennes, les Soviétiques s’amusent
à administrer une leçon de respectabilité aux Hongrois, puis un
peu plus tard mettent au point une expédition extraterrestre pour
ramener à la raison un satellite qui faisait semblant d’ignorer où
était le soleil. Quelques intellectuels organiques en sont
épouvantés. Que faire ? Lénine se posait déjà la question.
Quitter le Parti, dans la douleur oui, mais tout en gardant un pied
dedans c’est-à-dire rester marxiste. Le navire prend l’eau, mais
on déniche dans la cale les pompes socialistes et la croisière
continue…
Le
coup de Trafalgar arrive par surprise. Qui pouvait imaginer qu’un
mur qui paraissait d’une solidité à toute épreuve s’écroule
dans l’espace d’une nuit ? Le socialisme, Marx et tout le
bataclan sont propulsés au fond de la piscine. Nos intellectuels
organiques se retrouvent au chômage. Il faut leur trouver un objet
de travail. Mais lequel ? Les plus débrouillards s’ingénient
à extraire de l’eau les victimes de la catastrophe que les communs
des mortels considéraient irrémédiablement condamnées. Experts en
respiration artificielle, ils réussissent l’impossible. Et contre
toute attente le sauvetage réussit. Seulement la verdeur des sauvés
est bien ternie. Ce ne sera pas facile de leur donner de l’allant.
Et par-dessus le marché, la sociologie marxiste, leur science de
prédilection leur a joué un mauvais tour. Le prolétariat, la
cheville ouvrière de la Révolution à laquelle l’on n’a jamais
cessé d’aspirer, a presque totalement disparu dans le décor et ce
qu’il en reste a viré sa cuti. L’être de l’intellectuel
organique est mis à l’épreuve. Question hamlétienne, car il a
besoin du marxisme pour survivre. Afin de sortir de l’impasse, il
faut le remettre à flot. Du point de vue théorique, la solution à
trouver aura besoin d’un certain temps pour gagner la partie sur un
terrain moins propice, tout en changeant d’aiguillage.
On
procède d’abord, à une gracieuse conversion linguistique. Pour
hisser la doctrine à un degré supérieur de science, les marxistes
deviennent marxiens. Et, ensuite, pour continuer la lutte, après pas
mal d’hésitations légitimes et de vagues problèmes de
conscience, on confectionne patiemment un succédané convenable du
prolétariat manquant. Ce seront les minorités de tout acabit et
notamment les immigrés. Elles ont été réprimées pendant des
siècles et ont le droit de prendre leur revanche, peut-être même
davantage que le prolétariat classique de date plus récente…
L’affaire
a été préparée de longue main. Le trio de déconstructivistes
brevetés : Derrida, Bourdieu et Foucault, marxiens de haut vol,
se sont échinés à paver la voie, et leur prestige a traversé
l’océan en acquérant outre Atlantique un prestige inégalé. La
French theory devient l’abc des universités américaines les plus
prestigieuses. Elle retraverse l’océan et s’installe de
préférence en France où elle a été conçue et a connu les
douleurs d’un accouchement laborieux. Le mot d’ordre est celui de
tout déconstruire partout dans le monde : famille, sexe,
patrie, mœurs, école, sciences etc... etc. Surtout dans
un Occident dont la culpabilité colonialiste, anti marxiste anti…
anti… parfois pro… peu importe, n’a pas encore été expiée.
On doit rattraper la rancune millénaire des opprimés, greffée sur
un masochisme atavique des oppresseurs. Dans la foulée, au fil des
années qui suivront, une pléthore d’associations, d’organisations
et évidemment d’institutions d’Etat, ont casé sur le feu de la
modernité un pot-pourri, en y mélangeant famille, sexe, patrie,
etc... etc... pour obtenir cette potion magique qu’on peut
appeler selon le souhait du militant humaniste :
post-marxisme, post… post-tout, mais qui est dans le fond le
marxisme culturel qui va tout résoudre en sécrétant enfin, la
société nouvelle et l’homme nouveau ; accomplir le travail
prolétaire que le marxisme classique a été empêché par les
fascistes de tout poil de mener à bon terme. On parle peu de Gramsci
(France culture lui a pourtant consacré en février dernier toute
une semaine d’émissions excitantes), mais son projet d’hégémonie
culturelle, grâce à l’emprise sur la vie intellectuelle,
l’opinion publique et les médias est en pratique achevée.
D’ailleurs, il précise qu’au besoin, on pourra utiliser la
violence, par la suite, pour s’emparer du reliquat du pouvoir
politique, s’il en reste. Les minorités sont à l’œuvre. C’est
peu dire qu’elles s’ingénient à occuper toute la place. Elles
expulsent manu militari du
genre humain le
moindre intrus qui se permet de briser les tabous qu’elles ont
imposés à des nigauds au cerveau soigneusement lessivé. Elles
osent tout, dominent tout, écrasent tout, dans une espèce de marche
triomphale devant des badauds admiratifs, parqués sur le parvis et
qui ignorent en être victimes. Elles ne se réclament pas forcément
du marxisme, mais le marxisme les a inspirées, leur a prêté sa
méthode dialectique et permis de conquérir la culture. Il leur
fournit le principe de l’action, elles lui rendent la monnaie en
exaltant ses mérites. Elles construisent l’avenir en
déconstruisant tout ce qui bouge alentour. L’intellectuel
organique est plus que jamais sur le front, chargé de faire exploser
les tranchées d’un ennemi cachectique. Si celui d’après guerre
acceptait vaille que vaille la contradiction de son adversaire, le
nouvel intellectuel organique n’est nullement disposé à faire des
cadeaux. Si son contradicteur a besoin de parler, qu’il aille
prêcher en enfer. On le nourrira de bonnes intentions.
Ce
serait oiseux de répertorier les détails phénoménologiques
post-marxiens d’un Occident mondialisé qui cherche sa boussole.
Les intellectuels organiques, dont le nombre augmente chaque jour,
s’en chargent et nous les écoutons émerveillés sur nos
divers dispositifs qui augmentent presque dans les mêmes
proportions… Remarquons toutefois, pour être à jour, que le
féminisme occupe - on ne sait pas pour combien de temps - le sommet
des pavés. Personne ou presque n’ose les arracher pour en faire
une barricade. On préfère cheminer humblement en-dessous. L’enfer
ne tente pas beaucoup le peu d’intellectuels non-organiques qui
subsiste. Ce phénomène contemporain me fait penser à un grand
savant soviétique, Lysenko, fêté en son temps par le PCF et la
France. Défiant la science bourgeoise, il prétendait appliquer la
dialectique marxiste aux fruits et aux plantes. Faire pousser des
fraises au pôle Nord. Cet écocommunisme a donné d’excellents
résultats. De nos jours, grâce au progrès, le féminisme ne se
contente pas d’affronter les lois de la procréation biologique,
expression de la domination patriarcale, il établit un lien
dialectique entre l’oppression de la femme et de la nature par le
mâle. Puisque la femme est l'avenir de l'homme, l’éconféminisme
préconise même de prolonger le MLF en MLA (mouvement de libération
animale).
Constantin Telegat
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