Dans
la prison de Pitesti s’est déroulée entre 1949 et 1952 une
expérience de rééducation par la torture physique et morale des
détenus anti-communistes. Sa particularité est que les
tortionnaires étaient recrutés parmi des détenus qui, par
opportunisme ou par pure cruauté, torturaient les autres en les
obligeant de renier leurs convictions religieuses, morales et
politiques et se convertir à la doctrine communiste. A part les
tortures physiques, les humiliations allaient jusqu’à les forcer à
boire leur urine et manger leurs excréments, les faire participer à
des « messes » pornographiques pendant lesquelles les
plus religieux devaient renier leur croyance.
Radu Drãgan
Le
fantôme de la Légion hante-t-il toujours la Roumanie ?
D’abord
les faits :
Le
28 octobre, Radio France International a publié un interview de
William Totok, son correspondant à Berlin, avec Mihail Demetriade,
chercheur au CNSAS (le Conseil National pour l’Etude des Archives
de la Securitate, la police politique communiste). Celui-ci avait
publié en 2015 une étude sur l’expérience Pitesti ». Le
prétexte est la sortie d’un film sur cet épisode sinistre de
l’époque communiste. De quoi s’agit-il ?
Dans
la prison de Pitesti s’est déroulée entre 1949 et 1952 une
expérience de rééducation par la torture physique et morale des
détenus anti-communistes. Sa particularité est que les
tortionnaires étaient recrutés parmi des détenus qui, par
opportunisme ou par pure cruauté, torturaient les autres en les
obligeant de renier leurs convictions religieuses, morales et
politiques et se convertir à la doctrine communiste. A part les
tortures physiques, les humiliations allaient jusqu’à les forcer à
boire leur urine et manger leurs excréments, les faire participer à
des « messes » pornographiques pendant lesquelles les
plus religieux devaient renier leur croyance.
Entre
1000 et 5000 détenus ont subi ce programme de lavage de cerveau et
environ 200 y ont laissé leur vie. Leur nombre exact ne sera
probablement jamais connu.
Les
tortures ont pris fin en 1952 dans la prison de Pitesti (après
s’être étendues dans d’autres : Peninsula – Canal
Danube-Mer Noire, Gherla, Aiud, etc.) quand la nouvelle s’est
répandue en Occident. La Securitate, qui les avait initiées et
supervisées, a intenté un procès aux principaux tortionnaires, en
prétextant qu’ils avaient agi sous les ordres du chef exilé de la
Légion, Horia Sima, par des anciens membres de la Garde de Fer
infiltrés dans la Securitate, dans le but de discréditer le
« pouvoir populaire ». Il est vrai que le principal
tortionnaire, Eugen Turcanu, avait été pour une courte période
membre de la Garde de Fer, avant de s’inscrire dans le parti
communiste. Turcanu et quelques autres ont été exécutés en 1954
et tout a été mis sur le dos des détenus légionnaires et de leur
cruauté.
Après
la chute du communisme, plusieurs livres et articles ont disséqué
cette expérience de rééducation, unique par sa cruauté dans
l’ex-bloc soviétique. Or, et c’est pour la première fois
depuis, cet interview reprend l’accusation du procès stalinien de
1954 : la torture, dit M. Demetriade, « fait partie de
l’anatomie légionnaire ». Les victimes, dit-il aussi,
« n’étaient pas des victimes tout à fait ».
Ce
court interview a déclenché une polémique violente dans le pays.
Dans un texte publié sur Facebook, Madalin Hodor, collègue et ami
de M. Demetriade, utilise un ton suburbain en parlant de « ces
légionnaires droits et bons qui n’étaient que des merdes
avec des yeux qui se torturaient entre eux » (depuis, M. Hodor
s’est excusé pour ce langage, mais n’a pas renié ses propos).
La
direction du CNSAS a publié un communiqué en se désolidarisant de
ces affirmations, vite démenti par un autre où certains membres de
sa direction collégiale accusent le directeur à l’origine du
communiqué de ne pas les avoir consultés.
IICMER
(l’Institut pour l’Investigation des Crimes du Communisme et la
Mémoire de l’Exil Roumain), dans un communiqué du 31 octobre,
prend acte « avec étonnement et indignation » des
déclarations des deux chercheurs et le qualifie de « vandalisme
intellectuel ». Mais, le 2 novembre, surprise : comme dans
le cas du CNSAS, le président et le vice-président de
l’institution, MM. Dinu Zamfirescu et Al. Niculescu, se
désolidarisent de ce communiqué en affirmant ne pas avoir été
consultés.
Les
affirmations de M. Demetriade semblent avoir déclenché un grave
conflit interne au sein des deux principales institutions roumaines
concernées par l’étude des crimes du communisme.
Depuis
lors, la polémique est allée crescendo : dans un communiqué
du 31 octobre, l’association des anciens détenus politiques
réclame l’exclusion des deux chercheurs du CNSAS.
Marius
Oprea, un des chercheurs roumains les plus connus de l’histoire du
communisme et directeur de IICCR (l’Institut pour l’Investigation
des Crimes du Communisme en Roumanie) prend à son tour position
contre les deux chercheurs et les accuse de reprendre mot à mot des
passages de l’acte d’accusation dressé à l’époque par la
Securitate contre les « rééducateurs ».
Le
directeur de l’Institut Elie Wiesel, Al. Florian, se déclare,
toujours sur RFI, solidaire avec Totok qui, suite à l’interview,
aurait été menacé de mort par une organisation de l’exil
roumain. Florian attaque aussi Oprea qui, dit-il, « soutient
publiquement la mémoire de l’extrême droite d’entre les deux
guerres et a participé avec des membres du Mouvement Légionnaire à
des événements publiques ». Accusations gravissimes qui
auraient mérité d’être plus précises.
Tout
cela est la preuve d’un profond malaise au sein de la société
roumaine.
En
fait, ce qui me semble le plus significatif dans cette polémique est
une formule de M. Hodor dans son texte sur Facebook : parmi
d’autres injures que je ne citerai pas ici, il parle des « trépanés
de la nouvelle droite ». Trépanés, donc sans cervelle ;
fort bien, mais ce n’est pas l’essentiel. Le but de l’attaque
des deux chercheurs n’est pas, il me semble, la mouvance
légionnaire, elle est morte depuis longtemps ; leur cible c’est
la nouvelle droite, et dans cette guerre, la vérité est une victime
collatérale.
En
fait, la Légion est restée l’épouvantail du pouvoir communiste
même après avoir être dissoute de facto avec la défaite de
l’Allemagne nazie qui la soutenait, et l’exil de ses dirigeants.
Après avoir négocié, en 1944, un pacte de non-agression avec ce
qui restait du parti fasciste roumain, Ana Pauker, l’éminence
grise des communistes arrivés au pouvoir sur les chars soviétiques
et plus tard vice-premier ministre, est allée jusqu’à libérer de
prison les légionnaires arrêtés et en intégrer certains dans le
parti.
Cette
époque ambiguë sera suivie d’une période de répression durant
laquelle l’accusation d’avoir été membre du mouvement suffisait
pour envoyer quiconque pour longtemps en prison. Les années 70 ont
été ceux d’une relative libéralisation, le pouvoir enfin sûr de
lui a même permis à d’anciens intellectuels légionnaires de
publier et de se réintégrer dans la vie sociale, sans pour autant
cesser de les surveiller étroitement.
La
survie de l’ennemi justifiait la répression, mais en même temps
la doctrine nationaliste du Mouvement n’était pas loin de celle
que le Parti communiste a développée après cette courte période
de libéralisation. Cela explique comment un ancien légionnaire
notoire, I.C. Dragan (aucun lien avec l’auteur de ce texte !)
est devenu dans les années 70 un des chantres du protochronisme, qui
ne faisait que recycler jusqu’à la caricature les anciennes
théories nationalistes des années 40. Cela explique aussi pourquoi,
juste après la chute du communisme en 1989, M. Iliescu, ancien
membre du comité central du parti devenu le dirigeant de facto du
pays et ensuite deux fois Président, n’a pas trouvé d’autre
accusation contre ses contestataires que d’être des légionnaires.
Les
prisonniers de Pitesti étaient-ils de légionnaires ? Certains,
sans doute ; d’autres étaient des royalistes, d’autres de
fervents chrétiens, d’autres d’anciens hommes politiques,
certains étaient trop jeunes pour avoir joué un quelconque rôle
pendant la courte période de gloire du parti qui avait fait de
l’assassinat une arme politique. Mais tous avaient en commun
l’hostilité contre le communisme, l’espoir qu’il ne durera pas
longtemps. Leur rééducation par la terreur et l’humiliation fut
une des pages les plus sombres de l’histoire récente du pays.
Mettre cela sur le dos des seuls légionnaires, c’est exonérer la
Securitate et le communisme en tant que doctrine de leur
responsabilité d’avoir encouragé, provoqué et ensuite caché le
crime.
Mais
le problème n’est pas là. Comme le dit bien M. Hodor, la vraie
cible c’est la droite de nos jours. En Roumanie, le vrai procès du
communisme n’a pas eu lieu ; les anciens de la Securitate sont
devenus (en fait sont restés) les vrais maîtres du pays, en ayant
accaparé le pouvoir économique et en ayant noyauté les partis
politiques, même les plus récents dans lesquels les jeunes Roumains
mettent naïvement leurs espoirs de renouvellement de la classe
politique.
Pour
ces raisons, la démocratie est dans ce pays fragile. Elle l’est
partout, en, effet, j’en ai bien peur, mais ici plus qu’ailleurs,
car les mécanismes de contre-pouvoir n’existent pas, ils sont
juste mimés, le pouvoir reste clanique et clientélaire. Or, ce
pouvoir clientélaire a besoin de la démagogie de gauche pour
survivre. Ce sont toujours les plus défavorisés, les laissés pour
compte du capitalisme sauvage qui forment sa base électorale. Pour
cela, il faut pourfendre la droite, l’accuser de tous les maux, et
qu’est-ce qu’il y a de plus infamant que d’être associé au
passé fasciste ?
Il
y a aussi, dans ce monde de plus en plus instable, la montée de la
droite dans plusieurs pays d’Europe et d’ailleurs, la crainte des
Européens de perdre leur identité face à l’immigration
incontrôlée, la déception du mondialisme et la peur millénariste
du changement climatique. Aux vieilles peurs, des vieilles recettes.
Est-ce qu’on peut penser que ce déni de l’histoire que je viens
sans doute trop sommairement de décrire ici s’inscrit dans ce
mouvement plus ample d’une gauche désemparée qui cherche à
attiser les vieilles peurs pour continuer à peser dans les affaires
du monde ?
Radu
Drãgan
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